Mathurin Regnier

129   Stances SI vostre oeil tout ardent d'amour et de lumière
De mon coeur vostre esclave est la flamme première
Que comme un astre saint je révère à genoux,
  Pourquoy ne m'aymez-vous?

Si vous que la beauté rend ores si superbe
Devez, comme une fleur qui flétrit dessus l'herbe,
Éprouver des saisons l'outrage et le courroux,
  Pourquoy ne m'aymez-vous?

Voulez-vous que votre oeil en amour si fertile
Vous soit de la nature un présent inutile?
Si l'Amour comme un dieu se communique à tous,
  Pourquoy ne m'aymez-vous?

Attendez-vous qu'un jour un regret vous saisisse?
C'est à trop d'intérêts imprimer un supplice.
Mais puisque nous vivons en un âge si doux,
  Pourquoy ne m'aymez-vous?

Si vostre grand beauté toutes beautés excelle,
Le ciel pour mon malheur ne vous fît point si belle:
S'il semble en son dessein avoir pitié de nous,
  Pourquoy ne m'aymez-vous?

Si j'ay, pour vous aymer, ma raison offensée,
Mortellement blessé d'une flèche insensée,
Sage en ce seul égard que j'en benys les coups,
  Pourquoy ne m'aymez-vous?

La douleur, m'étrangeant de toute compagnie,
De mes jours malheureux a la clarté bannie;
Et si dans ce malheur pour vous je me résous,
  Pourquoy ne m'aymez-vous?

Fasse le ciel qu'enfin vous puissiez recognoître
Que mon mal a de vous son essence et son être.
Mais, Dieu! puisqu'il est vray, yeux qui m'êtes si doux,
  Pourquoy ne m'aymez-vous?


130   A Monsieur le Marquis de Coeuvres MARQUIS, que dois-je faire en cette incertitude?
Dois-je, las de courir, me remettre à l'étude,
Lire Homère, Aristote, et, disciple nouveau,
Glaner ce que les Grecs ont de riche et de beau,
Reste de ces moissons que Ronsard et Desportes
Ont remporté du champ sur leurs épaules fortes,
Qu'ils ont comme leur propre en leur grange entassé,
Égalant leurs honneurs aux honneurs du passé?
Ou si, continuant à courtiser mon maître,
Je me dois jusqu'au bout d'esperance repaître,
Courtisan morfondu, frénétique et rêveur,
Portrait de la disgrâce et de la défaveur;
Puis, sans avoir du bien, troublé de rêverie,
Mourir dessus un coffre en une hôtellerie,
En Toscane, en Savoie, ou dans quelque autre lieu,
Sans pouvoir faire paix ou trêve avecque Dieu?
Sans parler je t'entends: il faut suivre l'orage.
Aussi bien on ne peut où choisir avantage:
Nous vivons à tâtons: et dans ce monde ici
Souvent avec travail on poursuit du souci;
Car les Dieux, courroucés contre la race humaine,

Ont mis avec les biens la sueur et la peine.
Le monde est un brelan où tout est confondu:
Tel pense avoir gagné, qui souvent a perdu,
Ainsi qu'en une blanque où par hasard on tire;
Et qui voudrait choisir souvent prendrait le pire.
Tout dépend du destin, qui, sans avoir égard,
Les faveurs et les biens en ce monde départ.
Mais puisqu'il est ainsi que le sort nous emporte,
Qui voudrait se bander contre une loi si forte?
Suivons donc sa conduite en cet aveuglement.
Qui pèche avec le ciel pèche honorablement!
Car penser s'affranchir, c'est une rêverie.
La liberté par songe en la terre est chérie;
Rien n'est libre en ce monde, et chaque homme dépend,
Comtes, princes, sultans, de quelque autre plus grand.
Tous les hommes vivants sont ici bas esclaves,
Mais suivant ce qu'ils sont ils diffèrent d'entraves;
Les uns les portent d'or et les autres de fer;
Mais, n'en déplaise aux vieux, ni leur philosopher
Ni tant de beaux écrits qu'on lit en leurs écoles
Pour s'affranchir l'esprit ne sont que des paroles.
  Au joug nous sommes nés, et n'a jamais été
Homme qu'on ait vu vivre en pleine liberté.
En vain, me retirant enclos en une étude,
Penserai-je laisser le joug de servitude;
Étant serf du désir d'apprendre et de savoir,
Je ne ferais sinon que changer de devoir.
C'est l'arrêt de nature, et personne en ce monde
Ne saurait controller sa sagesse profonde.
  Puis, que peut-il servir aux mortels ici-bas,
Marquis, d'être savant ou de ne l'être pas,
Si la science, pauvre, affreuse et méprisée,
Sert au peuple de fable, aux plus grands de risée;

Si les gens de latin des sots sont dénigrés,
Et si l'on est docteur sans prendre ses degrés?
Pourvu qu'on soit morguant, qu'on bride sa moustache,
Qu'on frise ses cheveux, qu'on porte un grand panache,
Qu'on parle baragouin et qu'on suive le vent,
En ce temps du jourd'hui l'on n'est que trop savant.


  By PanEris using Melati.

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